EPILOGUE

Bolitho fit halte près du rebord de la falaise et resta là à contempler fixement la baie de Falmouth. Il n’y avait pas de neige sur le sol, mais le vent qui balayait les falaises et projetait de l’écume au-dessus des rochers était glacé. De lourds nuages sombres brillaient comme du grésil, la nuit allait tomber.

Il sentait ses cheveux mouillés par la pluie et pleins de sel voler au vent. Il avait observé un certain temps un petit brick qui tirait des bords pour remonter la rivière Helford, mais avait fini par le perdre de vue dans les embruns qui se levaient sur la mer comme un nuage de fumée.

Il avait peine à croire que le lendemain fût le premier jour de la nouvelle année. Même depuis qu’il était revenu, il se sentait toujours envahi par un sentiment d’incrédulité, de perte irréparable.

Lorsque l’Hypérion avait sombré, il avait essayé de se consoler en se disant que son sacrifice n’avait pas été vain, comme n’avait pas été inutile celui de tous les hommes morts ce jour-là en Méditerranée.

Si l’escadre espagnole avait réussi à rallier la flotte combinée rassemblée à Cadix, Nelson aurait peut-être été battu.

Bolitho avait pris passage à bord de la frégate Tybalt pour rallier Gibraltar et avait laissé le commandement de l’escadre à Herrick, encore que la majeure partie des bâtiments eussent le plus grand besoin de passer au bassin sans attendre.

Arrivé sur le Rocher, ce qu’il avait appris l’avait abasourdi. La flotte combinée avait appareillé sans plus attendre de renforts, mais, en dépit de son infériorité numérique, Nelson avait remporté une victoire éclatante. Une seule bataille avait suffi à écraser l’ennemi, à détruire ou à s’emparer des deux tiers des vaisseaux, ce qui ôtait à Napoléon tout espoir d’envahir l’Angleterre.

Mais cette bataille, qui s’était déroulée dans une mer difficile, au large du cap Trafalgar, avait coûté la vie à Nelson. Toute la flotte était plongée dans la douleur et, à bord du Tybalt, où personne ne l’avait jamais de ses yeux vu, les hommes étaient en état de choc, au-delà de toute expression, comme s’ils avaient été ses amis. Le déroulement de la bataille proprement dite s’effaçait derrière la mort de Nelson et, lorsque Bolitho regagna enfin Plymouth, il put constater qu’il en allait partout de même.

Il jeta un dernier regard à la mer qui bouillonnait autour des récifs puis serra son manteau autour de lui.

Il songeait à Nelson, cet homme qu’il avait tant espéré rencontrer un jour, pour lui parler en se promenant avec lui, entre marins. Leurs vies avaient été presque semblables, comme deux routes parallèles tracées sur la carte. Il se souvenait de l’avoir rencontré une seule fois, lors de cette malheureuse affaire de Toulon. Et curieusement, il ne l’avait vu que de loin, à bord du vaisseau amiral. Il avait fait un grand signe à Bolitho, alors jeune commandant. Avec son air miteux, il allait changer leur monde. Plus étrange encore, ce vaisseau amiral à bord duquel Nelson était venu prendre ses ordres était ce même Victory. Il songeait aussi à toutes ces lettres qu’il avait reçues de lui et en particulier aux dernières, pendant ces derniers mois à bord de l’Hypérion. Des lettres écrites de cette bizarre écriture penchée qu’il avait dû réapprendre après avoir perdu son bras droit. Alors, vous comprendrez peut-être qu’ils font la guerre avec des mots et du papier au lieu de la faire avec des munitions et du bon et bel acier. Il n’avait jamais mâché ses mots, y compris avec les plus hautes autorités.

Et ces mots encore, ces mots qui lui étaient si chers, lorsqu’il avait demandé puis obtenu avec tant de peine l’Hypérion comme vaisseau amiral. Donnez à Bolitho le bâtiment qu’il désire. C’est un marin, pas un terrien. Bolitho était heureux qu’Adam eût fait sa connaissance et que Nelson l’eût vu.

Il jeta un regard derrière lui au sentier en lacet qui partait de la falaise pour rejoindre le château de Pendennis. Les fortifications étaient à demi cachées par la brume, des nuages bas plutôt. Tout paraissait gris, menaçant. Il ne se rappelait plus depuis combien de temps il marchait là, ni ce qu’il était venu y faire. Il ne se rappelait pas non plus depuis combien de temps il ne s’était pas senti aussi seul.

A son retour en Angleterre, il avait fait une brève visite à l’Amirauté pour y remettre son rapport. Aucun des chefs importants n’avait trouvé le temps de le recevoir. Apparemment, ils étaient tous occupés à préparer les funérailles de Nelson. Bolitho avait fait semblant de ne pas prêter attention à cette façon qu’on avait de le tenir à l’écart et il avait été heureux de quitter Londres pour regagner Falmouth. Il n’y trouva aucune lettre de Catherine, c’était comme s’il la perdait une nouvelle fois. Mais Keen la verrait lorsqu’il irait rejoindre Zénoria dans le Hampshire.

Dans ce cas, je vais lui écrire. C’était étrange, cette idée le rendait nerveux. Il se sentait peu sûr de lui, comme la première fois. Comment réagirait-elle en le retrouvant après cette séparation ?

Il continua de cheminer contre le vent, ses bottes faisant crisser l’herbe trempée. On allait inhumer Nelson à Saint-Paul avec toute la pompe et le cérémonial possibles.

Cette pensée le rendait amer : tous ceux qui chanteraient le plus fort ces chœurs de louange seraient également ceux qui l’avaient le plus envié et dénigré.

Il songea à sa demeure, encore cachée derrière le repli de la colline. A son soulagement, Noël était déjà passé lorsqu’il était revenu. Sa mauvaise humeur, son sentiment de solitude auraient jeté une ombre sur les réjouissances. Il n’avait revu personne, il imaginait qu’Allday était déjà rentré et faisait à Ferguson le récit de la bataille en y ajoutant, selon son habitude invétérée, quelques détails de son cru.

Bolitho avait repensé souvent à ce dernier combat. Au moins, il n’y avait pas eu de deuil à déplorer chez les habitants de Falmouth. Seuls trois marins de l’Hypérion en étaient originaires et ils avaient tous survécu.

Une lettre d’Adam l’attendait, unique rayon de lumière qu’il eût trouvé. Adam était à Chatham. Il avait été promu capitaine de vaisseau et commandait un cinquième rang tout neuf que l’on achevait d’armer à l’arsenal royal de la ville. Il réalisait enfin son rêve, il l’avait bien mérité.

Il s’arrêta une fois encore, il se sentait las et songea soudain qu’il n’avait rien avalé depuis le petit déjeuner. C’était l’après-midi, l’obscurité allait bientôt tomber, rendant le chemin dangereux. Il se retourna, son manteau battait autour de lui comme une voile.

Ses hommes s’étaient battus comme des dieux. La Gazette avait raconté la chose en quelques lignes car le pays était écrasé par le deuil de Nelson, qui rejetait tout le reste à l’arrière-plan. « Le 15 octobre dernier, à une centaine de milles dans l’est de Carthagène, des vaisseaux de l’escadre de la Méditerranée sous les ordres du vice-amiral Sir Richard Bolitho, chevalier du Bain, ont engagé une force espagnole très supérieure, comptant douze bâtiments de ligne. Après un combat féroce, l’ennemi s’est retiré, laissant six prises aux mains des Anglais. Dieu protège le roi ! » Aucune mention n’était faite de l’Hypérion, ni des hommes qui reposaient désormais en paix dans ses flancs. Bolitho pressa le pas et manqua vaciller. Ce n’était pas sa vue qui l’abandonnait, c’était l’émotion qui lui embuait les yeux.

Qu’ils aillent tous au diable, se dit-il. Tous ces hypocrites se préparaient à encenser le petit amiral dont ils n’avaient plus à redouter l’honnêteté. Mais le petit peuple, lui, se souviendrait de son nom et le ferait entrer dans l’éternité. Pour la nouvelle marine, celle que connaîtraient Adam et tous ceux qui lui succéderaient.

Il aperçut une silhouette qui marchait sur le sentier, là où il passait près du bord de la falaise. Il regarda plus attentivement, essayant de percer la brume et la pluie. Ce promeneur portait le même manteau bleu que lui.

D’ici une heure, moins peut-être, l’endroit allait être fort dangereux. Un étranger peut-être ?

… Elle s’approchait de lui, très lentement. Ses cheveux, aussi noirs que les siens, étaient détachés et volaient au vent qui venait de la mer.

Allday avait dû lui dire où il était. De toute la maison, il était le seul à savoir où il était allé marcher. Cette promenade spéciale qu’ils avaient faite tous les deux après sa fièvre, il y avait une éternité.

Il courut vers elle, la maintint à bout de bras et l’admira comme elle était, riant et pleurant à la fois. Elle portait ce vieux manteau de bord qu’il gardait chez lui pour aller se promener lorsqu’il faisait froid. Il y manquait un bouton, on avait fait une reprise près de l’ourlet. Lorsque le vent l’entrouvrit, il vit qu’elle portait par-dessous une robe d’un rouge sombre. Souvenir de la jolie voiture et de cette vie qu’ils avaient partagée dans le temps.

Il la pressa contre lui ; sa chevelure mouillée se plaquait contre son visage, il sentait ses mains qui le caressaient. Elles étaient glacées, mais ils ne s’en rendaient compte ni l’un ni l’autre.

— J’allais t’écrire…

Il était incapable de poursuivre.

Elle le regarda intensément, passa doucement le doigt sur un sourcil, au-dessus de son œil blessé.

— Val m’a tout raconté.

Elle appuya davantage son visage sur le sien, le vent faisait tourbillonner leurs manteaux.

— Mon chéri, le plus chéri entre tous les hommes, comme cela a dû être terrible, pour toi et pour ton bâtiment !

Bolitho la fit doucement pivoter et lui enlaça les épaules. Ils prirent le chemin qui grimpait à flanc de colline, et il aperçut la vieille maison grise. On voyait déjà quelques lumières derrière les fenêtres. Elle reprit :

— On prétend que je suis une vraie femme de marin. Comment aurais-je pu rester loin d’ici ?

Bolitho serra plus fort ses épaules, son cœur débordait, il était incapable de parler. Il lui dit enfin :

— Viens, je t’emmène à la maison.

Il s’arrêta en contrebas dans un creux pour l’aider à franchir le mur près de la vieille porte. C’est à cet endroit qu’enfant il jouait avec son frère et ses sœurs.

Elle le regarda, perchée sur le muret, posa les mains sur ses épaules.

— Je t’aime, Richard.

Il voulait que ce moment durât le plus longtemps possible, se laissant envahir par cette paix qui les récompensait comme un clin d’œil du destin. Il lui répondit seulement :

— A présent, c’est aussi ta maison.

L’ancien marin unijambiste, le nommé Vanzell, fit le salut à leur passage. Mais ils ne le remarquèrent pas.

Le destin.

 

Fin du Tome 17



[1] Célèbre place de la ville, sur laquelle Sir Francis Drake jouait aux boules lorsqu'on lui annonça l'arrivée de l'Invincible Armada. (Toutes les notes sont du traducteur.)

[2] Terme péjoratif dont les marins affublent les « terrestres ».

[3] Chanson populaire de 1759, musique de Boyce et paroles de David Garrick.

[4] Ancienne dénomination de la zone comprise entre les côtes du Venezuela et les Antilles.

[5] Cérémonial resté en vigueur dans la marine jusqu’au début du XXe siècle.

[6] « Monsieur », dans le français approximatif d’Allday.

[7] En français dans le texte.

[8] Vent d'est local (golfe du Lion).

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